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07 - Centre et périphérie https://hoshikaze.net:80/hk-forum/viewtopic.php?f=22&t=374 |
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Auteur : | Cialf [ Dim 13 Sep 2009 10:06 ] |
Sujet du message : | 07 - Centre et périphérie |
(Extrait des carnets de Sara Seynberg, xénoethnologue de l’Alliance Planétariste Humaine) Il fallait s’y attendre : le Centre Scientifique Central a réceptionné mon rapport, et, pis encore, il l’a lu. Ce n’est pas ma première mission de xénoethnologie, je suis même une ancienne dans ma branche, mais c’est ma première mission en immersion de longue durée, où je partage la vie d’un campement Rith nomade. Ce n’est pas rose tout les jours de vagabonder dans un désert de sable et de cailloux, torride le jour, glacial la nuit, et sec tout le temps, en compagnie d’une tribu de félins-centaures largement plus grands, plus forts et plus rapides que moi. De leur point de vue, je ne suis guère plus qu’un Ti’yik, un petit rongeur sauteur qui ressemble à la gerboise. C’est déjà un miracle qu’ils ne se moquent pas de ma lenteur et de ma faiblesse. Kladaway la guérisseuse, qui est ma meilleure amie Rith sur cette planète, dit même qu’ils admirent mon endurance et mes efforts de compréhension. Mais elle cherche toujours à me remonter le moral. Et voilà que les administrateurs du Centre, dans leurs cités spatiales climatisées, se mettent en tête d’évaluer mon travail. Ils trouvent tout naturel que j’aie assimilé la langue, le code de politesse et le système généalogique des Rithai, quelque chose d’effroyablement compliqué qui me donnerait envie de me cogner la tête contre les murs, si j’avais des murs au lieu de toiles de tente. Mais à présent, ils se font une idée de ma conduite et la jugent non conforme au code de déontologie Xéno-Ethno, alinéa tant et tant. Ce qu’ils me reprochent ? « Avoir eu un enfant avec un partenaire non déclaré, sans être en mesure de présenter les documents et échantillons d’ADN correspondants ». Et, ce qui est plus grave, « avoir acheté ou loué en connaissance de cause les services d’un être sentient esclave originaire d’une autre planète, en violation de la charte des Confins sur la prévention de l’esclavage interspatial ». Là, je ne peux pas leur donner entièrement tort. Cette histoire d’esclavage m’a toujours donné mauvaise conscience. L’ennui, c’est que je ne vois pas comment j’aurais pu faire autrement. Les Rithai sont tellement plus rapides et plus endurants que moi, sur leurs terrains difficiles, que j’aurais été incapable de les suivre même une journée sans me faire porter. Et chez les Rithai, porter autrui, quand cet autrui n’est pas un petit enfant, un blessé ou un infirme, est un service d’esclave. C’est le chef du campement, Pok’karath de la tribu Pok’kar, qui m’a lui-même proposé cette solution. Les Rithai ont tellement l’habitude d’employer des esclaves pour toutes sortes de tâches, que je les aurais gravement offensés en leur disant que le code de déontologie, ou la charte interspatiale, etc. Je ne vais pas vous raconter des salades en vous disant que l’esclavage Rith est relativement doux, qu’on n’est pas esclave de naissance ou à vie mais seulement pour un temps, comme paiement d’une dette d’argent ou d’une « dette d’honneur ». Tout cela est vrai, je le sais. Comme il est vrai que les esclaves sont corvéables à volonté, et que les Rithai libres ne se gênent pas pour les tabasser des quatre pieds à la première occasion. Ils sont vendus, loués, privés de tout droit personnel, et ils n’ont pas même un nom à eux. Mon premier était appelé « adulte bai », ma deuxième, une jeune femelle, « pouliche aux pattes fines » : une description, comme on le fait pour une tête de bétail, et pas un vrai nom. Ce sont des esclaves selon toutes les définitions du code. Et le Centre Scientifique fait son travail en essayant de savoir pourquoi j’en ai une et ce que j’en fais. Ce qui m’amène à mon autre problème de déontologie : j’ai un enfant à la suite d’une grossesse non déclarée. Le Centre n’a pas l’air d’avoir très bien compris, et moi-même, je reconnais que c’est une histoire de fou. L’enfant n’est pas né de ma grossesse, mais de celle de mon esclave, Pouliche aux Pattes Fines, probablement enceinte de son précédent maître, ce vieux forban de Pok’karath. Comme le petit est né sous ma tente, cela fait de moi le père, oui, vous avez bien lu, le père de l’enfant selon la coutume des Rithai. J’essaie de régulariser la chose, peut-être que j’y arriverai en déclarant le petit Dorbih’nni « enfant reconnu par un couple féminin homosexuel ». Cela ne correspond pas du tout à la réalité et va sûrement me faire une drôle de réputation, mais c’est mieux que de laisser le petit sans aucune ressource, s’il m’arrivait quelque chose. Vous ai-je parlé des serpents, lézards et scorpions, tous plus venimeux les uns que les autres, qui pullulent sous chaque caillou ? Donc, le problème le plus urgent est de trouver comment me faire porter autrement que par un ou une esclave. Je trouve Kladaway un moment inoccupée, et j’envoie Pouliche aux Pattes Fines faire un tour sous un prétexte quelconque : si elle apprend que je veux la renvoyer, elle croira que je suis mécontente d’elle, et elle va me courir après avec une cravache en me suppliant de la battre, comme elle l’a déjà fait deux ou trois fois. Kladaway est toujours disponible. Elle fait sortir le client du moment avec la potion adéquate, et nous nous asseyons côte à côte. Après les longues politesses d’usage, j’entre dans le vif du sujet, enfin, avec prudence tout de même. « Kladaway, les gens du Centre Scientifique Planétariste, ceux qui m’ont confié cette mission sur votre planète, me posent des questions sur l’esclavage. » « Tes compatriotes sont bien curieux, Petite Ancienne. Que demandent-ils ? » « Par exemple… Ils demandent si un Humain pourrait être porté par autre chose qu’un esclave. Vous avez bien des gros varans six-pattes qui portent des charges, non ? » « Des charges, oui. Tu as vu les plaques tranchantes qu’ils ont sur le dos ? Tu crois qu’un Humain pourrait s’asseoir dessus ? » « Et en limant les plaques ? » « Impossible. Ce sont des animaux tranquilles, mais si on essaie de leur mettre une créature vivante sur le dos, ils deviennent fous. Pour eux, c’est forcément un carnivore qui veut les dévorer. » « Il n’y aurait pas moyen de les dresser ? J’ai vu que les Rithai pouvaient même dresser les terribles dragons huit-pattes… » « Pour les dragons, c’est autre chose. Seuls de rares guerriers d’élite, après un long entraînement, arrivent à les guider pendant quelques minutes. Tu connais un Humain qui en serait capable ? » « Et si un… esclave cesse d’être un esclave, est-ce qu’il peut continuer à porter quelqu’un ? » « Bien sûr que non. Tu te fais du souci pour Pouliche aux Pattes Fines ? J’ai posé la question à Pok’karath, elle est encore loin de son terme. » Je reconnais la courtoisie et le dévouement de Kladaway. Chez les Rithai, il n’est pas du tout habituel de poser des questions sur un esclave ni d’y répondre, sauf pour des raisons purement utilitaires : « As-tu un esclave à vendre ? Peut-il faire tel travail ? » Moi-même, quand j’essaie de faire mon travail de xénoethnologue à ce sujet, je me heurte à des réponses dédaigneuses : « Bientôt, tu voudras compter toutes les mouches du désert ». Pour eux, la question n’est même pas taboue, elle est sans intérêt. Mais, malgré toute sa bonne volonté, Kladaway ne peut m’apporter aucune réponse utile. Découragée, je rentre dans ma tente. J’y trouve Pouliche aux Pattes Fines, occupée à allaiter son petit. Elle a l’air tellement tranquille et paisible que je m’en veux de la troubler avec mes questions d’Humaine. « Dis-moi, Pouliche aux Pattes Fines… Es-tu heureuse ? » « J’ai bien mangé, maîtresse. » « Es-tu contente d’être avec moi ? » « Tu es un bon père. Le petit est en bonne santé. Il a bien avalé son lait. » Difficile d’avoir un dialogue dans ces conditions. Pouliche n’est pas du tout stupide, elle range mes affaires beaucoup mieux que ne le faisait Adulte Bai. Pour les questions qu’elle connaît, elle est tout à fait capable de m’expliquer le vocabulaire et les coutumes des Rithai : grâce à elle, je suis en train de rédiger une longue note sur les soins des nourrissons. Seulement, elle ne pense pas que je pourrais la questionner sur elle-même, autrement que comme force de travail. Bref, nous allons nous coucher avec un tas de questions non résolues. Le lendemain, mes soucis ont dû faire le tour du campement : je reçois une invitation de Tapok’ki, l’épouse du chef. Je m’y rends à pied, contre l’usage. Lors du dernier déplacement du camp, j’ai obtenu un emplacement plus proche de la tente du chef et de la place d’assemblée, ce qui me facilite mon travail d’étude : ainsi, j’arrive pas trop épuisée. Tapok’ki est toujours aussi imposante dans ses longues robes et ses bijoux de prix, certains de fabrication Humaine ou K’rinn. Elle me salue avec les longues politesses qui conviennent, elle m’offre de l’eau et du bouillon aux herbes, elle multiplie les tours et détours. Je suis habituée à ce jeu. Je la complimente sur ses glorieux ancêtres Pok’kar : son époux et cousin Pok’karath n’est pas tout à fait un Idrimar, mais il est fils et frère d’Idrimar et appartient à une des premières familles de la planète. Je sais qu’elle est ambitieuse, son mari pourrait bientôt passer l’Epreuve qui confère le rang d’Idrimar, et l’amitié des Humains serait un point en sa faveur. Tapok’ki me rend la politesse, en couvrant de louanges la galerie d’ancêtres que je me suis inventée. Et nous en venons tout naturellement à mon fils de tente, le petit Dorbih’nni, qui porte le nom de mon pseudo-ancêtre favori, le naturaliste et ethnologue Alcide d’Orbigny. Tapok’ki redouble de compliments. « Le petit est né sous une lune favorable. J’espère qu’il sera digne de son ancêtre. C’est très important qu’il soit élevé par son père avec la gloire de son clan. » Il me faut un temps de réflexion pour me rappeler que le père, c’est moi, et que le petit est donc un petit Seynberg. Tapok’ki me pose alors une question plus directe que d’habitude. « Ton allaitante est-elle malade ? » Comme toujours, Tapok’ki me parle de mon esclave avec un terme, « allaitante », qui convient à un animal et non à une nourrice sentiente. Qu’est-ce qu’elle lui veut ? Je réponds prudemment : « Le petit est un peu fragile, et j’ai préféré qu’il reste sous la tente. » « Sinon, l’allaitante fait-elle bien son travail ? Ce serait une grande honte pour les Pok’kar si nous t’avions loué une bête vicieuse. » « Non, c’est une bonne allaitante, et je suis très contente de ses services. » Elle tourne autour du pot, mais je comprends peu à peu ce qui la tracasse. Elle ne l’avouera jamais, bien sûr : elle est jalouse de la jolie esclave, et elle a très peur que je la leur rende. Si je le faisais, la jeune femelle se retrouverait entre les pattes de Pok’karath. Je la rassure du mieux que je peux : je n’ai pas du tout l’intention de me défaire de Pouliche. Rassurée, elle aborde l’autre aspect de la question. « On m’a dit que tu cherches un moyen de transport convenant à des Humains ? » « On te l’a dit ? Oui, c’est vrai. Peut-être que d’autres Humains vont venir, et je ne voudrais pas abuser de l’hospitalité des Pok’kar en leur prenant tous leurs esclaves. » Elle réfléchit un moment, en me regardant longuement de ses yeux verts à l’éclat énigmatique. « Nous pouvons leur fournir un glisseur de surface. Il y en a dans les exploitations minières, pas trop loin d’ici. » Je n’avais pas pensé à ça. Les Rithai peuvent mener une vie de nomades archaïques, mais il y a chez eux tout un secteur d’économie moderne, et, en fait, Irilia-17 est même une planète minière importante. Je me demande tout de même si ma demande ne va pas trop bouleverser la vie du campement. Je connais, par mes études ethnologiques, les effets destructeurs que peut avoir la technique dans une société traditionnelle. Tapok’ki écarte mes objections d’un mouvement de croupe. « Nous aurons un pilote Rith qui saura comment ne pas effrayer les troupeaux. Nous lui dirons à quels endroits il doit faire attention. » « Pour ce qui est du paiement… » « Les Pok’kar paieront la location du glisseur, tout le temps que tu resteras. Ce sera notre cadeau pour le petit de ta gloire. Tu auras juste à payer le salaire du pilote. » Je suis soulagée. Mon budget de mission n’est pas énorme, et je voyais mal comment faire accepter cette dépense par le Centre. Je reconnais que Tapok’ki est une grande dame et qu’elle sait faire les choses comme il faut. Tapok’ki envoie une coureuse rapide vers le site minier le plus proche, et, une « lune gauche » plus tard, soit une semaine, je suis réveillée avant l’aube par le fracas d’un moteur mal réglé. J’ouvre ma tente, et à trois pas devant moi, voilà le fameux glisseur. Ses gros phares allumés m’éblouissent, et je ne distingue pas grand-chose au premier abord. Comme pour m’étourdir encore plus, le pilote met sa musique avec la sono à fond : un air tapageur et de mauvais goût, que j’ai déjà entendu dans les bars Rith des stations spatiales, mais jamais dans un campement nomade. Une jeune femme Rith saute du glisseur avec un hurlement de joie, et elle se met à danser, sa longue robe flottant autour d’elle. Je reconnais la messagère de Tapok’ki. Le pilote du glisseur se dresse au-dessus du capot et bat des mains pour accompagner la danse. En quelques minutes, la moitié du campement est rassemblée autour de ma tente et commence à faire la fête. Kladaway, qui a sa tente à côté de la mienne, doit intervenir pour ramener le silence et pour disperser les jeunes. Une fois la foule partie, le moteur et la musique arrêtés, j’arrive à retrouver mes esprits et à accueillir le pilote. Il descend de son engin. Il porte une combinaison vert fluo en toile synthétique, des lunettes noires ramenées sur le front, toute une série de trousses métalliques ficelées sur le dos. Il a l’air jeune et décidé. « Salut, dame. Tu es Sara Seynberg ? Je m’appelle Am’kaz, de la tribu Am’h. Tu as besoin d’un glisseur ? Il est là. » Il me montre fièrement son engin : un glisseur tout-terrain Myrmex de fabrication Planétariste, un peu cabossé, mais apparemment solide. L’engin est assez grand pour transporter l’enfant, la nourrice et moi, plus une tente et tout le matériel de campement. Il doit servir à la prospection minière et à d’autres tâches d’exploitation. En tout cas, à part le bruit, il a l’air bien adapté à ce que j’en attends. Mais Kladaway, elle, n’a pas l’air contente du tout. Elle tire le pilote par le pan de sa robe et le mène à part derrière sa tente. Je suppose qu’elle lui a reproché sa manière très peu courtoise de s’adresser à une ancienne. En tout cas, le jeune Rith revient l’air penaud, la queue entre les jambes, et m’adresse les longs compliments d’usage sur moi et mes ancêtres. Am’kaz est plein de bonne volonté. A ma demande, il a réglé le moteur pour le ramener à un volume sonore plus discret, et il me demande la permission pour mettre la musique. Grâce à son engin, je peux faire le tour du campement plus vite qu’avant, et comme j’habite à côté de la tente de la Guérisseuse, les Rithai me demandent parfois de faire le taxi et de transporter un malade ou un blessé. Mes longues promenades silencieuses, sur le dos de Pouliche aux Pattes Fines, me manquent. J’avais vraiment l’impression d’entrer en communion avec l’esprit de cette planète. D’un autre côté, je me rends compte de ce que ce désir a d’égoïste. Elle n’a pas demandé à être esclave et à me porter. Son allaitement la fatigue beaucoup, c’est son premier enfant et elle doit le veiller jour et nuit, car le petit est réellement de santé fragile. Je crois qu’elle est soulagée d’être transportée plutôt que transporteuse, même si cela choque ses habitudes d’esclave. Souvent, quand nous circulons, elle se cache sous une couverture, de peur que les Rithai libres ne la traitent de paresseuse et ne la remettent au travail à coups de pieds. Un jour, nous partons en glisseur vers un campement éloigné, celui de la tribu Leïnth, où on m’a dit que je pourrais faire des observations intéressantes. Am’kaz a fait la grimace quand je lui ai dit la destination. « Les Leïnth ? Drôle d’idée. Ce sont des gens qu’on ne voit jamais, ils ressemblent plus à des Adrim qu’à des Rithai. Enfin, si tu y tiens… » Leur campement est vraiment difficile d’accès. Notre engin souffle et force dans le sable mou, et nous sommes à peine à mi-chemin quand la nuit tombe. Le pilote nous aide à dresser la tente. Lui-même va dormir dans son glisseur, selon son habitude. Cependant, alors que nous allons nous coucher, il rentre dans la tente et en fait soigneusement le tour. Il vérifie qu’aucun serpent ou scorpion ne se cache à l’intérieur. Puis, avant que je comprenne ce qu’il veut, il tire Pouliche aux Pattes Fines par le bras et la traîne à l’extérieur. Et là, sous le mince croissant de la «lune droite », il se met à la saillir sans autre formalité. Je réagis violemment. Je sais qu’avant l’âge mûr, les jeunes Rithai ne sont pas féconds et qu’ils font l’amour volontiers, juste pour le plaisir. Mais il y a tout de même un code de séduction à respecter, et là, Am’kaz croit pouvoir s’en passer avec une esclave. J’arrive à déchiffrer un peu les émotions des Rithai : il est clair que Pouliche aux Pattes Fines est soumise, mais pas du tout heureuse de ce qu’il lui fait. Alors, je me mets à crier après le pilote, qui me regarde d’un air ahuri. Pouliche se dégage de son étreinte, elle court sous la tente et elle en ressort avec la cravache. Je ne m’en sers jamais, mais Pouliche ne manque jamais de l’attacher à mes bagages, par routine. Et là, elle me tend la cravache et me présente la croupe d’un air malheureux. La pauvre fille est persuadée qu’elle a fait quelque chose de mal et elle me demande de la punir ! Je suis absolument hors de moi, et je ne sais plus du tout ce que j’ai pu crier. En tout cas, quelque chose de pas du tout académique. Le pilote hésite, la queue courbée en l’air, les oreilles de travers. Puis il ouvre un de ses étuis, et il me présente de l’argent. Il veut me payer pour saillir mon esclave ! Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais j’arrache la cravache des mains de Pouliche et je me mets à frapper Am’kaz, de toutes mes forces, comme je ne l’ai jamais fait de ma vie ! Au bout d’un moment, je me trouve complètement essoufflée, aveuglée par la sueur dans mes yeux, à agiter de plus en plus faiblement la cravache. Plus trace d’Am’kaz. Pouliche me prend doucement par l’épaule et me ramène sous la tente. Là, elle me fait un massage et m’aide à arranger ma toilette. J’ai vraiment une mine à faire peur. Pouliche, elle, prend le petit dans ses bras et lui souffle doucement dans les narines comme si de rien n’était. Sa sérénité m’aide à me calmer, peu à peu, et je finis par tomber dans le sommeil. Au matin, toujours pas d’Am’kaz. Nous plions la tente, et je fais une tentative pour démarrer le glisseur. Je ne suis pas du tout habituée à ce genre d’engin : après quelques soubresauts, je pars en biais et je ne tarde pas à l’enliser dans une dune. Après des heures d’efforts pour dégager l’engin, repartir et s’enliser dans la dune suivante, je me résigne à abandonner le matériel et à continuer à pied sur le dos de Pouliche aux Pattes Fines. Je n’ai pas d’émetteur radio pour demander du secours. Nous devons être un peu plus près du campement Leïnth que de mon campement de départ, et comme cet échec risque d’être la fin de ma mission, je veux au moins faire quelques observations avant de partir. Nous marchons depuis plusieurs heures quand j’entends un bruit de moteur familier. Le glisseur nous dépasse, s’arrête devant nous, et Am’kaz en descend, le buste très droit, dans une attitude de défi. La poussière flotte autour de lui comme un nuage d’orage. « Petite Ancienne, je connais les coutumes de Pok’kar, je connais les coutumes de Am’h, et celles de Su’m et de Leïnth et de toutes les tribus d’Irilia-17. Je connais même les coutumes des Humains du clan Pei de Nouvelle-Hong-Kong. Je ne connais pas les coutumes des Seynberg. Si je t’ai offensée, j’ai une dette d’honneur envers toi et je dois être ton esclave. Mais si tu m’as frappé pour rien, c’est toi qui as une dette d’honneur et qui es mon esclave. » Je réfléchis à tous les aspects de la question. J’ai rarement vu un cas aussi compliqué. En principe, nous devrions nous soumettre au jugement du chef et des anciens. Mais s’ils me donnent raison, je risque de me trouver avec un esclave supplémentaire, et je serais bien incapable de le justifier au Centre Principal. Et s’ils me donnent tort, quel que soit l’intérêt ethnologique de la chose, je n’ai absolument pas envie de me trouver esclave parmi les Rithai. Après une longue discussion, nous convenons que j’ai perdu mon sang-froid, que j’ai eu raison de protéger mon esclave, mais que j’ai eu tort de cravacher un Rith libre. Nous arrivons à une estimation de nos torts réciproques, et à les équilibrer grâce à ce vecteur universel : l’argent. Une liasse de crédits passe de ma poche à celle d’Am’kaz. C’est une somme appréciable, mais ce n’est rien par rapport aux ennuis qu’aurait pu me valoir cette histoire. Et Pouliche aux Pattes Fines continue d’allaiter dans son coin et de souffler de l’air dans le fin museau du bébé, comme si tout cela ne la regardait pas… La nuit est tombée depuis longtemps quand nous arrivons au campement secondaire. Nous trouvons un emplacement pour dresser la tente, et Am’kaz nous aide comme si rien ne s’était passé. Quand nous sommes seules sous la tente, Pouliche aux Pattes Fines, le petit et moi, elle me dit à voix basse : « Tu sais, maîtresse, il n’y avait rien à craindre. Je ne peux pas être pleine, pas aussi vite après un accouchement. » Alors, je suis prise d’un fou rire épouvantable, et je n’arrête pas de me tordre en-dessous de Pouliche, complètement ahurie et qui tente en vain de reprendre son massage. Je la serre très fort dans mes bras et je lui dis en langue Humaine, qu’elle ne comprend pas : « Tu sais, ma Pouliche, tu es une brave fille, et je suis vraiment heureuse que tu sois la mère de mon fils. » |
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